mardi 13 février 2018

Le passeur de mémoire.


La traversée légendaire



Il était une fois un raconteur d'histoires qui avait été nourri aux récits de vie. C'est dans son enfance, qu'à chaque décès, une femme de son village, venait raconter la vie de celui ou de celle qui était parti. Une pratique inhabituelle sans doute mais qui avait eu le pouvoir de fasciner le garçon et de lui donner le goût des récits ordinaires, des parcours individuels simples mais jamais sans richesse.

Le garçon grandit et quitta son village tout en conservant une trace profonde de ces panégyriques sans manière qui se déroulaient loin de toute cérémonie officielle. L'idée lui vint un jour qu'il y avait là un besoin que notre société sans repères réclamait inconsciemment. Le prêtre n'est plus assez proche de ses ouailles pour les connaître et leur offrir au moment de leurs adieux, un récit émouvant et personnel.

Cette pensée saugrenue sans doute resta longtemps une petite graine qui s'était fait oublier. Puis au hasard d'une grande randonnée, celui qui était devenu un adulte vieillissant, croisa sur sa route, un couple : Georges et Josette. Ceux-là avaient une grande et belle histoire de vie qu'ils voulaient confier à celui qui se proposait de la mettre par écrit. Notre conteur se fit alors passeur de mémoire.

On lui demanda ainsi régulièrement de jouer ce rôle dévolu autrefois aux confesseurs. Il coucha sur le papier quelques destinées qui venaient de s'éteindre, pour leur accorder ce supplément d'âme qu'on nomme parfois la mémoire. Il se fit alors le collecteur des histoires individuelles, des parcours simples que nul historien n'aurait pensé à noter.

Cependant dans ce monde étrange, était survenu un mal sournois qui privait ses victimes d'une partie de leur passé. Dans cette société où le numérique domine tout, où les mémoires vives ou dures remplacent celles de l'humain, des personnes se trouvaient dépossédées d'elle-mêmes et de leur capacité à se souvenir.

Le raconteur ne pouvait admettre ce drame insupportable, cette privation de l'essentiel : son propre passé. Il décida de continuer à recueillir, tant que c'était possible, des parcours individuels, des moments sans importance mais qui font qu'un individu a laissé une trace sur cette terre. De cette collection de portraits anonymes, il décida de faire une arme de guerre contre l'affreuse et odieuse maladie dont on taira le nom ici pour ne pas réveiller la bête sournoise !

Il n'avait que faire de la modestie de ces récits ; il voulait se faire passeur de mémoire. Il prit son bâton de pèlerin du quotidien et alla, de par le pays, raconter des histoires de vie de gens simples à des gens simples. A l'aide de ces petits récits sans exploits ni gloire, il pensait repousser le temps, conserver les traces d'une vie et peu importait qu'il ne s'agît pas de la vie même de ceux qui l'écoutaient!

Le passeur de mémoire avait trouvé sa mission. En racontant ainsi des vies ordinaires, il redonnait des souvenirs à ceux qui les avaient perdus. Ce n'était que l'espace d'un instant, certes, mais cet instant précieux rendait dignité et présence à ceux qui l'écoutaient sans se souvenir d'eux-mêmes.

Les conteurs, à leur tour, comprirent enfin tous que les enfants ne devaient plus être le seul public de leurs récits. Il y avait un besoin plus grand encore que celui de l'imaginaire à construire, c'était celui du passé à rebâtir. Alors, ils racontèrent tous, sans trêve ni repos, tous les jours s'il le fallait, pour que le temps cesse de filer entre les doigts comme des grains de sable qu'on ne peut conserver.

Il était une fois l'histoire de gens qui se rappelèrent enfin, qui conservent en mémoire la trace d'autres histoires. Parce que des passeurs de mémoire se sont levés pour repousser les frontières des souvenirs et vaincre la peur de ce grand vide qui se profile à l'horizon.

Mémoriellement vôtre.

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